Recoller les morceaux

Toute découverte archéologique est à la fois une révélation sur nous-mêmes et une réévaluation des temps qui nous ont précédés. Tissant des liens ténus entre histoire individuelle et histoire collective, aussi bien culturelle que géopolitique, Dune Varela a entrepris de dresser un parallèle entre l’essor de la photographie et celui de l’archéologie, inventions concomitantes au milieu du XIXe siècle. On a tendance à l’oublier, mais le procédé photographique fut subventionné et encouragé en France par les milieux archéologiques pour sa capacité à restituer le plus fidèlement et précisément possible la réalité. Les premières impressions photographiques coïncident ainsi avec les premiers chantiers de fouilles et c’est à un architecte du nom d’Alfred-Nicolas Normand que l’on doit en 1851 les premières épreuves sur plaques, rapportées de ses voyages à Pompéi, Palerme, Athènes et Constantinople. Marchant dans les traces de ces pionniers, Dune Varela reformule les enjeux du médium photographique en le confrontant à deux mouvements contigus : celui de la civilisation gréco-romaine et celui de sa propre histoire, intime et familiale.

«Comment créer le lien?» se répète-t-elle à elle-même. Sa résidence dans le Perche lui a donné l’occasion de s’enfuir et de s’enfouir, de s’approprier les strates et les sédiments d’un territoire inconnu. En se déracinant d’elle-même, elle recherche paradoxalement un ancrage, un réenracinement. Fouiller ailleurs pour se retrouver soi. Disparaître, réapparaître. Faire le vide, se transformer au contact de la nature. Faire le deuil de ce que l’on a été, faire le deuil de ce qui a été. Dans l’apprentissage de l’isolement, de la solitude. Se promener dans la discontinuité, s’orienter dans la désorientation. «?Se perdre est une façon dangereuse de se trouver?», dit l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector. L’analogie va de soi entre les fouilles archéologiques et cette quête impossible d’identité, où le hasard des découvertes coïncide avec les blessures de l’existence. La forêt du Perche devient un sanctuaire, le lieu d’une transmutation. À l’écoute du monde animal et végétal, des courants telluriques. Ascèse panthéiste où l’on répare le lien rompu avec la vie. Où l’on se révèle hors de soi.
À rebours de l’anachronisme kitsch et de l’ironie postmoderne – tels que les pratiquent les plasticiens Francesco Vezzoli ou Daniel Arsham, desquels des observateurs distraits pourraient par inadvertance rapprocher son travail –, Dune Varela habite littéralement ses œuvres, les investit physiquement et spirituellement. Non pas dans un mysticisme compassé ou une exaltation romantique, mais dans un corps-à-corps belliqueux avec la réalité tangible de la matière. Bas-reliefs et fragments de sculptures, dont la photographie constitue toujours l’étape initiale, sont la matière première et la métaphore de ses désirs et de ses angoisses, de sa résistance à l’adversité. Dans chacune de ses pièces se profile une étape de son existence, le passage d’un état à l’autre, la réification d’une idée. À l’élaboration théorique, elle privilégie la mise à nu des affects et s’en remet le plus souvent à l’intuition, au hasard, à l’accidentel. Ou plutôt à ce qu’elle nomme «?synchronicité?», quelque part entre le «?hasard objectif?» préconisé par Breton et une forme de coïncidence intentionnelle. Une somme de signes entremêlés qui produisent un sens par leur superposition.
Plus proche des procédés d’une Vera Lutter ou d’un James Welling, le répertoire antique qui la préoccupe n’a pas pour fonction d’affirmer la résurgence d’une grandeur passée ni même de s’y mesurer. Il s’agit de la confronter au présent, d’en restituer la part allégorique. Si l’Antiquité refait aujourd’hui surface dans l’art contemporain, c’est bien qu’elle a encore quelque chose à nous apprendre, en éclairant le présent sous un jour nouveau. Tout comme les présocratiques ont anticipé des concepts éminemment contemporains. La ligne de démarcation entre Ancien Monde et Nouveau Monde n’existe plus, désormais les temporalités se chevauchent et entrent en collision les unes avec les autres.
Alors que l’image tend à se muer en un flux dématérialisé se substituant à la conscience collective, Dune Varela lui réattribue une consistance solide et concrète, jusqu’à s’y attaquer physiquement. L’édification dans la destruction. Après avoir criblé de balles des prises de vues de l’Acropole, aveuglé à la bombe la photographie d’un Apollon ou brisé les matériaux qui forment le support de ses impressions, elle élargit encore davantage le spectre de ses recherches plastiques. De l’imitation du réel aux limitations du réel. Le passage du plan au volume ne suffit plus, ce sont désormais des rapports au temps, à la matière et à l’espace qui entrent en jeu dans son travail. La photographie chez elle devient sculpture à part entière, en un jeu combinatoire de supports, de volumes, de formats et de textures où convergent plusieurs strates temporelles. Dans l’esprit de l’observateur, la confusion s’opère entre le cliché photographique imprimé et le matériau du support d’impression. Est-on en train d’observer une sculpture, la photographie d’une sculpture ou la combinaison des deux?? Existe-t-il un lien direct entre l’objet photographié et l’emplacement où il a été exhumé??
La contrefaçon occupe une place prépondérante dans sa démarche : les leurres de vestiges fabriqués par ses soins en imprimant ses photographies sur des plaques de marbre ou de béton – poncées et grattées pour leur conférer cette patine propre aux reliques – sont par la suite brisés en morceaux puis assemblés et disposés sur des socles imitant les scénographies archéologiques. Chez Dune Varela, la photographie n’est plus seulement la représentation d’un élément du réel sur une surface plane mais devient l’enjeu d’une réflexion sur les conventions mêmes de sa représentation. Des images devenues images d’images, fragments elliptiques d’une diégèse qui recouvre l’histoire de l’Empire gréco-romain et, par extension, de ce que l’on a désigné par «?civilisation occidentale?». Dénomination hautement arbitraire, puisque chacun sait que cette dernière s’est construite en nourrissant des liens d’interdépendance avec les civilisations mésopotamiennes du Moyen-Orient. Ces origines occultées par l’histoire renvoient implicitement à l’occultation des propres origines de l’artiste : une judaïté que sa famille a tellement craint de dévoiler qu’elle a fini par la désavouer. La confrontation à la mythologie rejoint sa propre généalogie. Diffraction de la chronologie, fragmentation de la mémoire.
Cette conception linéaire de l’histoire, qui est à la fois d’ordre politique, culturelle et sociale, Dune Varela s’efforce de la déconstruire en lui ôtant la perspective surplombante du passé. Dans sa représentation contemporaine, les élans guerriers ou amoureux propres à la statuaire antique ne sont plus incarnés dans leur virilité conquérante, mais sous forme de détails isolés de l’ensemble. Comme un puzzle à déchiffrer. Corps tronqués, bustes privés de têtes, segments d’architectures. Le relief délicat d’une main ou d’un drapé devient une adresse au regard tendu vers une intemporelle altérité. De ces débris photographiques, sans origine ni destination, ressort un sentiment d’incomplétude, de vulnérabilité, de désir non assouvi. Quoique toujours enclin à la plénitude spirituelle. On y discerne un étrange voisinage avec le monde contemporain, dans la manifestation de sa décadence. «?Être obligé de lutter contre ses instincts – voilà bien la formule de la décadence?» écrit Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles.
Poussant plus loin sa démarche, Dune Varela a décidé d’accomplir dans le Perche une performance filmée. Un rituel nocturne en forêt, dans lequel elle projette d’enterrer le buste d’une statue et de l’exhumer plusieurs mois après son enfouissement. Comme un prolongement des rituels de l’enfance, où contourner l’interdit s’apparente à une transgression. Retrouver un archétype d’homme qui précède la civilisation. Un humain affranchi de la figure symbolique de Dieu et de la Loi, de l’autorité et de la domination. «?Les statues meurent aussi?», et il est temps de faire le deuil. Il ne reste plus que le réconfort de ces mains figées dans la pierre. Impavides dans l’offrande de soi, du don, de la caresse. Postures sans âge, dont la beauté et la grâce restent intactes. Recomposer une identité effritée, rassembler les fragments épars de ce qui se soustrait à son existence. Le mauvais œil est éloigné, le deuil est accompli, la vie peut reprendre ses droits.

Julien Bécourt, février 2020.