Entretien pour le magazine Archivo : Ana Catarina Pinho et Dune Varela parlent de la série "Impalas, lycaons et autres paysages", 2014.

Comment avez-vous décidé de faire ce projet ?

La notion de paysage et le rapport de l'homme à la nature sont constitutifs de mon travail. Ce qui m'intéresse particulièrement n'est pas tant l'anthropisation des milieux naturels que la reconstitution de l'idée de nature dans les espaces déterminés et cloisonnés que sont les muséums d'histoire naturelles, les zoos ou encore les jardins botaniques.

Mais concrètement, c'est la vision d'un diorama qui a donné naissance à cette série d'images. Je me suis retrouvée un jour à visiter le muséum d'histoire naturelle de San Jose au Costa Rica. Il présentait une collection d'animaux empaillés mise en scène dans des décors de nature reconstituée. J'ai été frappée par la scénographie qui illustrait parfaitement la rencontre entre l'artificiel et le sauvage. Ces modes de présentations sont des dioramas naturalistes. Ils ont beaucoup de similitude avec la photographie. Le diorama est à la fois une reproduction et un fragment du monde réel.
C'est Louis Daguerre, inventeur du daguerréotype (procédé photographique qui permet de reproduire une image sans négatif sur une surface en argent) qui a mis au point le diorama. À l'origine, il s'agissait d'un tableau panoramique peint pour le théâtre et éclairé de telle manière qu'il donnait aux spectateurs l'illusion de voir des paysages réels.

Quand vous commencez un projet photographique, suivez-vous une structure rigoureuse, construite autours de l'idée à développer ou préférez-vous une méthode plus d'exploration où vous construisez votre parcours au fur et à mesure que vous connaissez mieux l'objet du travail ?

L'idée vient souvent d'une confrontation au réel. Ce qui m'intéresse visuellement trouve ensuite sa cohérence. C'est-à-dire que je suis souvent frappée par une image qui constitue par la suite une série d'images. Mon travail est un va-et-vient permanent entre ce qui est pensé, conceptualisé et ce que je perçois comme une image évidente, de manière intuitive.
Peut-être que cette rencontre avec l'image était la manifestation d'une réflexion initiale inconsciente !
Ce processus concerne également tout autres projets plastiques. Pour la série « Reliefs » (ensemble de bas-reliefs en plastique thermoformé), j'ai vu un jour dans une maison une vieille carte en relief et j'ai eu l'idée de la peindre en blanc très mat afin que la matière prenne l'effet du plâtre et qu'elle perde tout repère cartographique. C'est par la suite que j'ai vu le lien réel avec un diorama : la représentation d'un espace en trois dimensions à des fins scientifiques et esthétiques. L'un et l'autre, à des échelles et sous des formes différentes, sont les reconstitutions d'un territoire délimité. Et la carte en relief comme le diorama est un mode de présentation aujourd'hui désuet, amené à disparaître et à être remplacé par les formes visuelles numériques.
Pour en revenir à « Impalas, lycaons... », j'étais partie sur l'idée d'explorer les dioramas, de les photographier et c'est en chemin qu'il m'a paru évident de devoir les confronter à des paysages réels et d'y introduire dans certains de ces paysages, un enfant.

L'idée de paysage est très présente sur ce travail, mais il s'agit d'un paysage très particulier. Pourriez-vous parler un peu comme vous vous le représentez ?
Cette série représente un paysage naturel, soit il est artificiel ou pas. Quel est votre opinion sur ces essais de représentations du paysage ?

Le paysage est en soi une représentation de la nature. Il est le résultat de l'action de l'homme sur la nature mais il est aussi une vue, une pensée et le résultat d'une perspective culturelle. Le diorama est un paysage artificiel mis en scène dans un lieu déterminé. Il est un décor, une tentative de reconstitution d'un espace naturel. Il est donc figé, comme l'est une photographie. Il est aussi la représentation, d'un point de vue culturel, de l'idée de nature. C'est une mise en forme esthétique, un archétype visuel. Il se situe sur le point de convergence entre le réel et l'artificiel, c'est pour cela qu'il suscite une forme de mystère. Ce qui m'intéresse, c'est la théâtralisation par laquelle l'homme se réapproprie la nature, et particulièrement la reconstitution de territoires naturels dans des lieux fermés et à vocation culturelle.
Ces représentations du paysage constituent des univers à partir desquels on peut créer des effets d'illusion, des mises en abymes et des immersion fictives .

Vous confrontez ces paysages artificiels avec vos images de paysage naturel. Comment est-ce que vous les distinguez ou les mettez en rapport ?

Associer à ces photographies de scénographies naturalistes de « vrais » paysages, c'était aussi questionner la représentation du réel. Il s'agit de jouer sur différents degrés de perception. J'aime brouiller la frontière entre le naturel et l’artificiel, le réel et le fictif en cherchant le point où se pose la question de la réalité de la chose photographiée, mais aussi de l'image elle même: est-ce un décor, un vrai paysage ou même une peinture ? En photographiant des dioramas, j'enregistre finalement des images déjà existantes, des paysages construits, immobiles et figés. Leurs association avec des paysages réels permet de les extraire de leur cadres et de me les approprier pour créer une autre histoire.

Il y a des paysages habités par des animaux, artificiels aussi. On trouve une répétition de l'illusion de réalité, représentée par un medium qui est, lui-même, une autre illusion de la réalité. Comment envisagez-vous l'image photographique ? De quelle façon la photographie peut-elle contribuer à questionner la réalité ?

La photographie, bien qu'elle soit un procédé technique, qui permet de créer des images par l'action de la lumière ou des codages de signaux est à la fois une forme d'empreinte et de digression de la réalité. A partir du moment où elle restitue seulement un fragment du réel, elle est un choix, une intention, une coupe dans le champ visuel, elle ne produit pas une réalité mais sa représentation.
Rosalind Krauss évoquait cette mise en abyme dans son ouvrage , « le photographique, pour une théorie des écarts » (Éd. Macula) : « En photographie, la représentation est mise en abyme en tant qu'elle intériorise son propre processus de fabrication, et qu'un signe en interprète un autre  (…) la photo est un emboîtement de cadres dont chacun enferme une réalité qui est aussi une représentation. »

Pour ma part, je ne cherche pas à agir sur la réalité que je photographie, je n'effectue pas de procédés numériques pour créer un image ou des éléments de celle-ci. Le choix se pose seulement dans le cadrage et la mise en perspective des images à travers des correspondances au moment de la construction d'une série.

Comment apercevez-vous l'influence culturelle et sociale dans les essais de représenter ces paysages artificiels ?

Le diorama naturaliste est une représentation qui émane de nos sociétés occidentales. Elle répond au besoin de l'homme de la ville de voir des animaux sauvages dans leur environnement naturel. On peut se dire que si le diorama existait en Amazonie, il représenterait sans doute un milieu urbain.
C'est un dispositif qui, par sa fonction muséographique, permet de porter à connaissance des espèces animales et s'inscrit dans l'histoire d'un développement de la culture scientifique. Le diorama est une scénographie qui révèle à la fois une volonté de reconnaissance d'un milieu naturel et de recherche d'exotisme, de voyage, de fantasmagorie, c'est une fenêtre ouverte sur un autre monde. Il se situe entre la reconstitution et l'interprétation. C'est également une structure à usage de contemplation esthétique qui révèle les codes culturels du « beau paysage ». C'est finalement un dispositif qui se situe entre les sciences, la photographie et le cinéma. Dans ce travail photographique j'ai souhaité ne pas révéler les contours de ce dispositif, la vitrine, le musée pour entrer directement dans l'image, du point de vue du spectateur.

Au delà des animaux, il y a aussi la présence d'un enfant seul dans le paysage naturel. Il s'agit d'une séquence qui coupe la séquence de vie artificielle qui nous porte vers un univers idyllique, presque biblique, quand avez-vous décidé d'inclure la présence humaine ?

L'idée d'une représentation sérielle qui met en jeu une image déclinée à l'infini m'ennuie. L'insertion de l'enfant est à la fois une respiration mais aussi une mise en abyme. Il est devenu à la fois le lien et la part de trouble. L'enfant est-il mis en danger par la présence des lycaons ou par l'artificialisation de la reproduction d'un état de nature idyllique ? Autrement dit est ce la nature sauvage qui créer le danger ou sa domestication ? La mise en scène de l'enfant renforce l'aspect inquiétant de la série, son image peut être perçue comme un diorama humain, comme la mémoire, la dernière trace de ce qui a été, une image résiliente.
Mon travail se situe plutôt dans l'angoisse d'un monde où tout serait répertorié, encadré, sectorisé pour ne donner à voir seulement à travers des vitrines de muséum.

De l'interprétation que je fais de cette série, je ne peux m'empêcher de sentir qu'il y a une forte composante émotionnelle. La référence à des aspects de représentations du paysage et un jeu entre le naturel et l'artificiel est claire, et en outre je détecte une approche plus personnelle. Pouvez-vous parler de votre liaison à ce travail ?

J'ai un attachement particulier à toute forme de territoire où les sciences naturelles peuvent se manifester. J'ai passé mon enfance à Paris, en face du jardin des plantes et du Muséum d'Histoire naturelle. Je visitais en cachette la grande galerie de l'évolution restée pendant des années fermée et interdite au public. J'avais trouvé une entrée secrète qui me permettait d'accéder à ce lieu immense et plongé dans l'obscurité dans lequel était conservé une immense collection d'animaux taxidermisés.
Est ce pour cette raison que j'ai choisi d'intégrer mon fils dans certains paysages ? Il est le lien entre les paysages artificiels ou naturels, réels ou fictifs, mais il est aussi le fil qui me ramène à mon enfance. C'est lui qui m'a appris à regarder la nature autrement.

Ce projet a un certain mystère sous-jacent, peut-être à cause de la nature étrange des éléments représentés. On questionne les manières de représentations visuelles du paysage et aussi notre perception du naturel vs artificiel. Que pensez-vous de la façon dont l'utilisation de l'image interfère avec notre perception ?

Certains animaux sont étranges et non reconnaissables. D'autres, comme le lion, sont solitaires devant un décor aride et presque nu, comme mis au pied du mur. Je voulais éviter l'image « Walt Disney », l'image d'Épinal. À travers la photographie, je cherche souvent ce moment où tout semble en suspension, entre deux états, avant le basculement. Il est vrai qu'avec les animaux taxidermisés, une antinomie intrinsèque existe entre la mort réelle de l'animal et la volonté esthétique de le rendre vivant. Cette impression de suspension est aussi exacerbée par l'immobilité propre à l'animal naturalisé, ce qui crée une forme de temporalité inquiétante.

Combien de temps a pris la réalisation de ce travail ? Ce travail a été publié par un livre ? Quel a été le processus d'édition ?

J'ai réalisé ces images pendant deux ans en travaillant parallèlement à d'autres projets. Il a été l'objet d'un livre paru aux Éditions Lutanie. Le processus d'édition a été l'histoire d'une vraie rencontre, professionnelle et amicale avec une éditrice, Manon Lutanie.

Comment avez-vous commencé votre carrière de photographe ?

J'ai commencé la photographie à l'adolescence avec un vieux boitier pentax et des pellicules tri X noir et blanc. C'est mon beau père, Paulo Nozolino, qui m'a appris à choisir une image sur une planche contact. Pour lui la couleur n'existait pas. Par la suite j'ai dû m'affranchir de son regard. Je suis parti vivre à Londres quelques mois pour étudier les relations internationales. Je vivais chez mon arrière grande tante et j'ai commencé à photographier l'appartement dans lequel elle vivait depuis qu'elle avait fui l'Autriche pendant la deuxième guerre mondiale. Cet appartement était comme un décor, la représentation d'un autre âge où la mémoire avait été effacé, J'ai fait des natures mortes, et des autoportraits nus dans ce décor figé. J'ai ensuite constitué une série à partir de ces images et d'anciennes photographies issues de vieux albums de famille.
Sans doute la photographie a été le moyen de reconstituer une mémoire niée et de m'inscrire dans cette histoire familiale. Il y'avait donc un lien entre la représentation, le décor et l'encadrement.

Êtes vous en train de travailler à un nouveau projet ? Quelles sont les matières qui vous intéressent le plus d'explorer comme photographe ?

Je ne sais pas si je me rattache réellement à une matière, j'aime l'idée que la photographie puisse s'ouvrir à d'autres champs. Mon travail s'articule autours de la mise en abyme de la représentation et joue de la frontière entre réel et fictif, naturel et artificiel. Je m'intéresse à différentes formes de figuration du paysage à travers les cartes en relief , les photographies anonymes, les images de films, ou encore à travers les reconstitution artificielles dans les jardins zoologiques.
Récemment, je construis une série à partir d'images que je n'ai, à proprement parler, pas toujours réalisées. Il s'agit d'un travail sur la représentation du paysage à travers des images déjà constituées que je me réapproprie et que j'intègre dans une nouvelle forme de narration.

Je cherche à créer un corpus à partir d'images de sources variées : paysages anonymes chinés ici ou là, images de films, images du fond photographique du musée Nièpce, images de la Nasa, images insignifiants d'anciennes planches contact, et photographies nouvelles de paysages volcanique. À travers toutes ces formes, je recrée une temporalité du paysage et tente de constituer un autre récit dans une forme de distorsion mémorielle. Et la composition de ce travail, sa mise en forme scénographique forme lui aussi un paysage.

Je travaille également sur des images d'icebergs, que je froisse, tord, déforme. Ces images d'icebergs sont à la fois les produits des codes culturels du paysage exotique, et représentent aussi les futurs vestiges d'un territoire qui disparait. J'aime ce qui me ramène à une dimension scientifique et archéologique.

De quelle façon pensez-vous que le médium photographique peut contribuer à explorer et réflechir sur les situations les plus variées ?

Disons que la photographie est un médium qui donne beaucoup de possibilités, surtout si on s'en écarte.
Ce que je trouve passionnant aujourd'hui, c'est la multiplicité des regards, des idées et des techniques employées qui se manifestent dans le champ photographique. Et le questionnement de la photographie sur le rapport entre réel, représentation et imaginaire est plus présent à cause de l'accumulation, de la vitesse de propagation et de manipulation des images.